Note : ★★★★☆
Le roman se déroule dans un futur proche que rien ne date précisément. Les réseaux lâchent, l’essence manque, les magasins ferment, puis plus rien ne vient de la ville. Cette lente disparition du monde ordinaire installe une tension feutrée, sans scènes spectaculaires. Nell et Eva restent dans la maison familiale, au bord d’une clairière, avec quelques réserves et des habitudes qui ne tiennent plus. Le récit n’appuie pas : il montre comment une vie bascule quand l’infrastructure s’évanouit. Cette retenue donne son poids à chaque geste, à chaque renoncement. Le chaos reste hors champ ; ce qui compte, c’est ce que les deux sœurs choisissent de garder, d’inventer, d’abandonner.
Sororité, apprentissages, lignes de faille
Le cœur du livre est la relation entre les deux jeunes femmes. Elles s’aiment, se heurtent, se réparent, chacune avec ses désirs : l’étude et les projets d’université pour Nell, la danse comme nécessité vitale pour Eva. Les circonstances obligent à redistribuer les rôles, à négocier la place de l’autre, à redéfinir ce qui fait famille. Le texte observe ces mouvements avec précision, sans idéaliser. Les jalousies, l’épuisement, les peurs circulent autant que l’affection. Ce réalisme affectif donne au roman une densité rare : la survie n’est pas un exercice abstrait, mais une affaire de corps, de caractères, de compromis quotidiens. Au fil des saisons, la sororité devient un outil, pas un slogan.
La nature comme cadre et horizon
La forêt n’est pas un décor pittoresque. Elle contraint, nourrit, inquiète, et finit par proposer un autre rythme. Couper, semer, réparer, conserver : le savoir-faire remplace les repères culturels, et la dépendance aux services se transforme en compétence. Le roman montre comment l’attention au milieu change la manière d’habiter le monde. Les perceptions s’aiguisent, l’oreille apprend d’autres sons, le temps se mesure autrement. Rien n’est romantisé : la pluie mouille, la faim fatigue, la solitude use. Pourtant, au contact de cet environnement, une forme d’autonomie surgit, à la fois précaire et réelle. L’horizon n’est plus le retour à l’ancien monde, mais la possibilité d’une vie tenable ici.
Une écriture sobre, sensorielle, patiente
Jean Hegland adopte une prose claire, peu démonstrative, qui préfère les détails justes aux effets. Les scènes se posent par touches courtes, comme des notations sur un carnet. Les sensations priment : le poids du bois, l’odeur du sol humide, la fatigue d’un geste répété. Cette économie de moyens évite l’emphase tout en laissant affleurer une émotion discrète. Le tempo reste lent, volontairement. Il peut désarçonner les lecteurs en quête de péripéties, mais il sert la proposition : faire éprouver un quotidien transformé, où la profondeur vient de la répétition et de la durée. La voix narrative tient l’ensemble avec une franchise simple, sans morale plaquée.
Verdict
Ni dystopie spectaculaire ni manifeste écologique, Dans la forêt est un roman d’initiation où l’effondrement devient occasion de réagencer la vie. Sa force tient à la justesse des relations, à l’attention portée aux gestes, et à la manière d’inscrire les personnages dans un milieu qui les façonne. Quelques longueurs subsistent, liées au parti pris du temps long, mais elles font partie du projet. L’ouvrage laisse une impression de solidité et de clarté, comme un chemin balisé sans ostentation. Une lecture durable, qui interroge les dépendances modernes autant qu’elle célèbre une forme d’autonomie possible.