Modeselektor ont toujours aimé brouiller les pistes : on les croit techno, ils répondent bass music ; on les pense sérieux, ils font une blague d’ingénieurs son ; on les attend dans la nostalgie berlinoise, ils déboulent avec un sens très 2025 du patchwork global. Leur DJ-Kicks condense cette identité en un récit qui tient autant du carnet de tournée que du manifeste esthétique : nerveux, curieux, joueur, mais tenu par une main ferme qui sait quand accélérer, quand respirer.
Le mix avance par blocs, comme une architecture de club en trois actes. Premier tiers : la mise en température. Pas de “banger” prématuré, plutôt des matières, des textures, des percussions sèches et des synthés au ras du sol. On entend la volonté de laisser parler les systèmes – c’est du son conçu pour des subs qui poussent de l’air – tout en gardant assez d’espace pour l’écoute au casque. Les transitions sont à angle vif mais jamais brutales : deux phrases qui se superposent, un filtre qui se serre, un détail rythmique qui sert de passerelle. C’est propre, c’est précis, presque clinique, sans perdre le vivant.
Le cœur du mix est la zone de prise de risque. Modeselektor aiment les diagonales : passer d’un 4/4 plombé à un demi-tempo, faire vaciller l’oreille sur un pattern bancal avant de retomber sur ses pieds, glisser un fragment rap/grime qui bouscule l’assise techno. On retrouve leur goût du “pattern-hopping” : changer d’idée tous les deux ou trois morceaux, ouvrir des fenêtres sonores, ne jamais laisser la lassitude s’installer. Par moments, la démonstration de force frôle l’exercice de style – une coupe un peu sèche, un zigzag de tempos qui paraît pensé pour surprendre plus que pour convaincre – mais l’ensemble reste lisible parce que la dramaturgie est claire : tension → relâchement → tension.
Dernier tiers : la décantation. Le duo relâche la pression sans tomber dans la carte postale downtempo. Quelques clins d’œil à la famille et aux affinités (l’école berlinoise, l’ombre de collaborateurs de longue date), une touche mélodique, un groove moins martial. On sort du tunnel avec l’impression d’avoir traversé plusieurs villes la même nuit, sans GPS mais avec de très bons chauffeurs.
Ce DJ-Kicks dit beaucoup de la culture club actuelle : post-genre par nécessité, affûtée par l’ingénierie numérique, et pourtant obsédée par la physicalité du son. Les kicks claquent au carré, les hi-hats ciselés tranchent juste, les basses sont “dry” – jamais boueuses, et l’image stéréo respire. Côté mixage, Modeselektor privilégient l’efficacité : cuts assumés quand il faut marquer une rupture, fondus courts pour maintenir l’élan, peu d’effets tape-à-l’œil, un vrai sens du négatif (laisser tomber la rythmique une mesure pour que la reprise morde). À l’ancienne, mais avec une rigueur moderne.
On sent aussi leur rôle de curateurs : pas de nostalgie facile, pas de compilation “best of” de la scène. Ils préfèrent donner de l’oxygène à des esthétiques voisines – techno compacte, UK-bass, techno-rap, expérimentations percussives – et les faire cohabiter dans un même plan. L’intelligence du disque est là : faire tenir ensemble des pièces qui ne s’aiment pas forcément sur le papier, via des points d’accroche rythmiques plutôt que des ressemblances de timbre. Et puis il y a ces inédits maison, posés aux bons endroits : ni gadgets, ni boulets de canon, juste des jalons qui signent la maison mère sans vampiriser la sélection.
Tout n’est pas parfait. Le milieu de parcours, très démonstratif, pourra sembler agité à qui préfère les arcs narratifs lents. Deux, trois changements de tempo paraîtront brusques en écoute domestique (dans un salon, le cerveau n’a pas les repères d’un sound system). Et quelques charnières donnent l’impression d’être là pour “cocher” la case “éclectisme” plutôt que pour servir pleinement la trajectoire. Reste que les pics – ces enchaînements où la salle retient son souffle avant de repartir pied au plancher – emportent haut la main la balance.
Comparé à leurs précédents exercices de curation et à leurs albums studio, ce DJ-Kicks est moins théâtral, plus fonctionnel. On l’imagine très bien comme carte de visite de tournée : “voilà comment on pense la nuit, voilà d’où on vient, voilà où on veut vous emmener.” C’est une compilation “outil” – au sens noble, qui donne envie de revoir le duo en cabine, plutôt qu’un objet introspectif à rejouer chez soi vingt fois d’affilée. Et c’est précisément ce qu’on attend d’un DJ-Kicks réussi : un cadre, une voix, un moment de scène compressé dans une heure contrôlée.
À qui s’adresse ce disque ? Aux clubbers qui n’ont pas peur des zigzags, aux audiophiles qui aiment entendre des choix de mix assumés, et à celles et ceux qui suivent Modeselektor pour leur flair plus que pour une signature de son figée. Si vous cherchez un tunnel techno linéaire, passez votre chemin ; si vous voulez un panorama nerveux de ce qui tient la piste en 2025 sans renier la science du montage, vous êtes au bon guichet.
Verdict : 8/10. Féroce et joueur, tendu mais lisible, ce DJ-Kicks confirme Modeselektor en baromètre de l’époque : des passeurs qui bricolent avec élégance, et des architectes qui se souviennent qu’un club est d’abord une machine à histoires.