Note : ★★★★☆
Un retour au format fétiche
Avec Plus noir que noir (recueil de douze nouvelles), Stephen King revient à ce qu’il maîtrise le mieux : des histoires brèves, tendues, où le quotidien se déchire d’un millimètre et laisse passer l’ombre. L’édition française (Albin Michel, 2025, trad. Jean Esch) assemble des textes récents, certains inédits en volume, d’autres parus auparavant en revues ou en numérique. L’ensemble compose un panorama du “King tardif” : plus mélancolique, plus retenu, mais toujours diablement efficace.
Ce que contient le recueil
Le sommaire décline notamment : Deux crapules pleines de talent, La Cinquième Étape, Willie le Tordu, Le Mauvais Rêve de Danny Coughlin, Finn, Slide Inn Road, Écran rouge, Le Spécialiste des turbulences, Laurie, Serpents à sonnette, Les Rêveurs et L’Homme aux Réponses. On circule ainsi du réalisme noir au fantastique discret, du pur cauchemar à la fable SF minimaliste, avec un fil rouge : la façon dont le deuil, la culpabilité et le hasard fissurent les existences.
Les nouvelles, en clair et sans divulgâcher
- Deux crapules pleines de talent déroule un conte moral très sec : deux amis croisent en forêt une force ambiguë qui fera basculer leurs trajectoires. L’ironie domine, la cruauté est feutrée.
- La Cinquième Étape tient de la lame de rasoir : un retraité “fait son cinquième pas” et confesse l’inavouable ; dix pages d’un malaise chirurgical.
- Willie le Tordu regarde l’enfance par le biais : héritages familiaux, bizarreries assumées, un ton plus tendre qu’attendu.
- Dans Le Mauvais Rêve de Danny Coughlin, une prémonition s’invite dans la vie réelle : que faire d’un savoir impossible quand il peut sauver – ou condamner ?
- Finn est une étude de malchance : un destin cabossé que l’univers s’acharne à tordre, avec une cruauté presque comique.
- Slide Inn Road est l’un des sommets : une route, une maison, une menace sourde, et la question de ce que l’on est prêt à faire par amour familial.
- Écran rouge vire à la paranoïa SF : un interrogatoire de police, une entité supposée, et le doute comme arme corrosive.
- Le Spécialiste des turbulences repose sur une idée lumineuse : certains “experts” paniqués empêchent, sans le savoir, les avions de s’écraser. Petite pièce cruelle et impeccablement réglée.
- Laurie offre une pause lumineuse et funèbre : un veuf, un chiot, la Floride – la douceur revient par effraction, sans mièvrerie.
- Serpents à sonnette renoue avec l’univers de Cujo en retrouvant un personnage clé des décennies plus tard : vieillesse, hantise et pandémie composent un récit long, très incarné.
- Les Rêveurs pousse vers une SF cosmique, aux portes d’un ailleurs que King suggère davantage qu’il n’explique.
- L’Homme aux Réponses clôt le volume sur une tentation irrésistible : si quelqu’un pouvait répondre, avec certitude, à n’importe quelle question sur votre avenir, oseriez-vous demander ? Le coût moral de la connaissance fait tout le sel du texte.
Thèmes et variations
Trois faisceaux dominent : le deuil et la réparation (“Laurie”, “Serpents à sonnette”), la dette morale et ses angles morts (“La Cinquième Étape”, “Slide Inn Road”), l’étrangeté minimale qui s’insinue dans la vie ordinaire (“Écran rouge”, “Le Spécialiste des turbulences”, “Les Rêveurs”). Le monstre spectaculaire s’efface au profit d’une inquiétude diffuse ; la peur naît moins de ce qui surgit que de ce qu’on comprend trop tard.
Écriture et construction
King privilégie le tempo court : scènes nettes, dialogues au cordeau, détails concrets qui installent le décor en quelques lignes. La plupart des textes reposent moins sur la surprise que sur la mise en condition : un banc, une route, une cuisine – et l’angle devient glaçant. Les meilleures nouvelles combinent précision d’horloger et empathie : on comprend exactement ce qui se joue, et c’est précisément cela qui inquiète.
Points forts
- “Slide Inn Road”, “Serpents à sonnette” et “La Cinquième Étape” : triade de haute tenue, émotion contenue et tension continue.
- “Le Spécialiste des turbulences” : idée simple, exécution parfaite, chute qui frappe juste.
- “Laurie” : sobriété émouvante, un King humaniste qui n’appuie jamais.
Limites
Quelques pièces paraîtront mineures ou déjà parcourues chez King, soit parce qu’elles étirent une idée ténue, soit parce qu’elles rejouent des motifs familiers. L’hétérogénéité est le jeu des recueils : on picore, on a ses préférées, on en oublie d’autres – mais la moyenne reste élevée.
Pour qui, et par où commencer
Parfait pour les fidèles qui veulent mesurer l’état de l’art chez King aujourd’hui, et pour les nouveaux venus qui préfèrent l’échantillonnage à un roman massif. Une porte d’entrée idéale : commencer par “Slide Inn Road”, “Serpents à sonnette”, “La Cinquième Étape” et “L’Homme aux Réponses”, puis explorer le reste selon l’humeur.
Verdict
Plus noir que noir confirme la vigueur d’un nouvelliste qui préfère désormais la pénombre à l’esbroufe. Quand il mêle humanité, précision et menace sourde, King reste au-dessus du lot. Tout n’est pas inoubliable, mais les sommets suffisent à recommander le livre sans réserve.
